Découvrez cet article rédigé par Samuel Guillon.
La finance d’entreprise a entamé un processus de digitalisation à marche forcée depuis quelques années déjà : généralisation des ERPs, dématérialisation des factures fournisseurs puis clients, paiements électroniques, plateformes de traitement des opérations de marchés, multiplication des solutions Cloud, RPA… Mais de nouvelles technologies vont bouleverser les organisations de manière encore plus radicale : temps réel, intelligence artificielle et interface machine-to-machine.
La meilleure image pour illustrer la situation est sans doute celle de l’Iceberg. Nous sommes assis dessus et nous devons trouver des solutions pour voler, flotter ou nager avant qu’il ait entièrement fondu. Nous évaluons l’urgence à l’aune de la vitesse de fonte et des 90% de sa masse que nous savons encore immergés. Mais nous ne mesurons pas le déplacement de son centre de gravité dans le processus de fonte, qui peut l’amener à se retourner d’un instant à l’autre, et nous précipiter à l’eau. De la même manière, nous évaluons le rythme du changement à l’aune de la vitesse d’innovation – estimée empiriquement sur la base de l’expérience passée – et nous n’intégrons pas l’accélération du processus qui écrase désormais toutes les échelles de temps.
Trois technologies sont aujourd’hui suffisamment matures pour créer, en finance d’entreprise, des points de bascule à court ou moyen terme.
Toute l’organisation de la trésorerie en entreprise est structurée par les cut-offs bancaires. Les banques ont une contrainte horaire maximum pour pouvoir investir leur trésorerie over-night et ainsi bénéficier d’une rémunération en valeur du jour d’investissement. Contrainte qu’elles cascadent évidemment chez leurs clients corporate qui ont de ce fait organisé leur gestion de trésorerie pour visualiser le solde de leurs comptes bancaires, procéder aux équilibrages entre banques, réaliser leurs paiements externes, tirer sur leurs financements et investir dans des produits de placements avant la fin de matinée chaque jour ouvré que Dieu fait.
Pour réduire les coûts unitaires et automatiser les traitements, les corporates ont ainsi été poussés à massifier leurs transactions via des centrales de paiements, des centrales de trésorerie et des centres de services partagés. Mais l’émergence – et maintenant l’accélération – du temps réel changent tout. D’abord parce que (comme pour le cours d’une action ou d’une devise) un solde bancaire n’est plus une donnée figée dans le temps mais évolue à chaque instant (sans clôture du marché). Ensuite parce que la contrainte over-night sur les placements de trésorerie va nécessairement disparaître elle aussi. Les corporates les plus sophistiqués peuvent déjà utiliser des cash pooling multi-devises pour placer de la trésorerie en intraday sur une autre devise en profitant du décalage horaire (on peut placer des USD aux Etats-Unis à partir de 15h et jusqu’à 2h du matin heure de Paris). Profiter du décalage horaire pour investir round the clock est aussi possible au travers des monnaies digitales qui permettent des transferts cross-border sans friction de coût ni de délai. Bien qu’ayant fait la preuve de leur efficacité technologique, les crypto-monnaies ne sont pas compatibles avec les contraintes des entreprises car elles impliquent des risques de contrepartie et de conformité, ainsi qu’une volatilité, inacceptables dans la plupart des cas. En revanche, les monnaies digitales de banque centrale ouvriront nécessairement cette boîte de Pandore à long terme ; des stable-coins émis par de grandes banques internationales pourraient le faire à moyen terme ; et les plateformes traitant, en temps réel des actifs sécurisés et liquides comme des T-Bills le font en partie déjà (plateformes globales où le soleil peut donc ne jamais se coucher).
Comme le principal critère de performance d’un trésorier est de réduire le coût d’opportunité sur le cash dormant, les équipes trésorerie des grandes entreprises vont devoir chercher des solutions pour investir leur excess-cash en temps réel, 24/24. A fortiori avec la montée des taux. Faire tourner les équipes en 3×8 n’est certainement pas le sens de l’histoire. Les solutions seront donc d’ordre technologique et s’appuieront sur un renforcement et une sophistication des processus d’automatisation, avec l’IA et les APIs qui sont désormais suffisamment matures pour catalyser le phénomène (voir plus bas).
Il est en outre très vraisemblable que cette automatisation accompagne la fin de la massification des transactions telle que nous la pratiquons aujourd’hui. Le batching (campagne massive d’exécution de transactions par lots) pourrait dans de nombreux cas laisser la place à une atomisation des processus automatisant à l’échelle de la transaction individuelle pour bénéficier de son caractère temps réel. Les grandes plateformes (Amazon, Uber…) suivent déjà cette logique pour optimiser la gestion de données avec une granularité dans l’administration qui descend à l’échelle de chaque transaction client.
L’histoire se répète inlassablement. La finance d’entreprise vit aujourd’hui ce que les salles de marché ont connu, il y a dix ans. Avec l’émergence du temps réel dans un environnement de données massives, l’Intelligence Artificielle surclasse infailliblement les capacités humaines alors que les processus de décision sont hypersensibles puisqu’il s’agit d’y manipuler l’argent de l’entreprise.
Quand on parle d’intelligence artificielle, il est nécessaire aujourd’hui de distinguer, d’une part, les algorithmes d’apprentissage profond (Machine Learning ou Deep Learning) déjà très répandus avec des cas d’usage bien établis, et d’autre part, les Intelligences Artificielles dites “génératives de contenus” dont l’aspect révolutionnaire sidèrent la planète depuis la mise en ligne de ChatGPT en novembre dernier.
Pour ce qui concerne les algorithmes d’apprentissage profond, la finance bénéficie, comme tous les autres secteurs, des produits de type chatbot , de virtual assistants ou de Robotic Process Automation . Mais dans le cas particulier de la finance d’entreprise, on peut distinguer trois catégories de cas d’usage dans lesquels Machine Learning et Deep Learning sont susceptibles d’être réellement disruptifs :
– La détection des schémas anormaux avec en particulier les applications de Fraud & Compliance Screening ;
– L’automatisation de la prévision (revenu, dépenses par catégories budgétaires, cash-flows…) en croisant de multiples sources de données, en trouvant des corrélations et des saisonnalités, en éliminant des biais ou en détectant des changements de régime ;
– Le support à la décision prescriptif en proposant à l’exécution les meilleures stratégies dont la performance est estimée en temps réel (étape intermédiaire peut-être vers l’automatisation de la décision et de l’exécution, tel que ce fut le cas dans l’ algorithmic trading ).
De manière plus prospective (même si, assis sur un iceberg, on doit rester très prudent avec les échelles de temps), la comptabilité repose sur une série finie de transactions codifiées qui produisent de l’information financière normée, et auxquelles les modèles Large Language de type GPT ( Open AI ) ou LLaM A ( Meta ) devraient s’adapter sans difficulté pour peu qu’on les y entraîne. Ca ne les consolera sans doute pas, mais les graphistes, les journalistes et les musiciens seront loin d’être les seuls impactés par cette révolution des IA génératives car elles pourraient bien réussir là où les moteurs de règles, la RPA et le Machine Learning classique ont échoué : automatisation complète des processus comptables (au moins transactionnels).
Les APIs, pour Application Programming Interfaces , se sont généralisées avec le standard Open API et révolutionnent les interfaces entre systèmes au sein de l’entreprise. Historiquement, l’automatisation des processus impliquait de faire communiquer entre eux différents logiciels ( Enterprise Resource Planner , logiciels métier, Treasury Management System etc) via des interfaces SFTP où le système A mettait à disposition sur un serveur, toutes les nuits à heure fixe, un fichier que venait récupérer le système B.
Les APIs permettent désormais au système A de déterminer les conditions de déclenchement (saisie d’une transaction individuelle, atteinte d’un seuil etc.) d’une instruction qui sera envoyée en temps réel au système B qui exécutera la tâche requise, lui aussi en temps réel.
Les équipes Finance peuvent ainsi imaginer de créer, de bout en bout et sur mesure, des processus dans lesquels de multiples systèmes (pas seulement ceux de la finance, et peut-être même pas seulement ceux de l’entreprise en interne) pourront communiquer et interagir en temps réel.
Les entreprises les plus avancées dans ce domaine pourront consommer des services logiciels sans aucune interface utilisateur, optimisant l’efficacité des opérations et la fiabilité des flux de données entre systèmes via des consoles d’orchestration.
Dans un cadre plus général, les entreprises chercheront de plus en plus, parmi les fonctionnalités des plateformes, ces capacités d’orchestration. Certains systèmes auront la légitimité pour orchestrer et d’autres seront orchestrés, la valeur étant sans doute plus captée par les premiers.
Ces technologies sont suffisamment matures pour transformer radicalement les usages de la finance. Comme toujours, les plus proactifs à s’emparer de ces nouveautés seront en mesure d’en faire des avantages compétitifs pour leurs entreprises. Mais l’enjeu est sans doute ici plus crucial d’une part, et plus général d’autre part, parce que l’accélération sans précédent des innovations technologiques brouillent nos repères sur l’imminence du changement alors même que les points de bascule deviennent de plus en plus probables et de plus en plus radicaux. Toutes réflexions sur les processus finance, les architectures de données, les architectures systèmes, les organigrammes et les recrutements devraient intégrer ces préoccupations faute de se faire surprendre par le retournement de l’iceberg sans avoir eu le temps d’apprendre à nager et d’enfiler sa combinaison.