Interview - Gilles Moyse : “Donnerons-nous notre langue au ChatGPT ?"

Découvrez le nouveau livre de Gilles Moyse sur l'IA ChatGPT.

En quelques mois, ChatGPT a bouleversé le monde de l’IA et a multiplié les interrogations dans tous les esprits. À sujet brûlant, réponse posée et argumentée : c’est ce que propose Gilles Moyse dans son livre publié aux éditions du Robert. Si on peut en toute logique se demander si nous allons bel et bien donner notre langue au ChatGPT, devons-nous aussi craindre un grand méchant loup qui menace nos données personnelles et donc nos vies privées ? Armé de ses projections “tragiques” et “magiques”, Gilles Moyse nous aide à mieux comprendre la révolution en marche de l’IA et de la place réelle qu’elle occupe dans nos sociétés. 

 

Comment est née l’idée d’écrire ce livre ?

Je travaille sur les modèles d’IA génératives depuis 2018 au sein de ma startup reciTAL et la sortie fin 2022 de ChatGPT a provoqué un coup de tonnerre dans le monde de l’IA et dans le grand public. J’ai été contacté en mars par une éditrice aux éditions du Robert qui souhaitait écrire un livre sur le sujet, et nous avons décidé d’écrire ce livre ensemble.

Nous avions principalement une contrainte de délai, car nous souhaitions saisir ce “moment ChatGPT”.

Je portais en moi depuis longtemps deux idées fortes. La première, c’est que l’IA est une révolution, et qu’elle devait être expliquée au plus grand nombre. Il y a beaucoup de communication autour de l’IA. Elle est soit angoissante ou excitante, ce que j’appelle “l’IA magique ou tragique ”. Mais l’IA, c’est finalement bien autre chose. Elle génère surtout des revenus colossaux grâces aux algorithmes de moteurs de recommandation. Ces systèmes rapportent 600 milliards de dollars de chiffre d’affaires par an uniquement pour les GAFAM et les principaux acteurs chinois. L’un des objectifs de ce livre est donc de démystifier l’IA et de faire la part entre le vrai et le faux.

La deuxième idée, c’est celle de l’indépendance technologique en Europe. On se rend compte que le numérique est devenu aussi indispensable que l’électricité ou l’eau dans nos vies. Pour résumer, si on coupe les accès à nos applications et à nos terminaux, on se retrouve dans le noir. En creusant plus loin, on comprend que tous ces services numériques nous viennent des États Unis, et il est indéniable que cela nous place dans une situation de dépendance dangereuse.

De plus, sachant que le chiffre d’affaires des GAFA représente 1 500 milliards de dollars, pourquoi l’Europe ne prendrait-elle pas sa part du gâteau ? Quand nous likons et partageons des posts et du contenu, nous donnons de de la valeur à ces entreprises. Sous couvert de la gratuité des applications, nos données sont bel et bien monétisées. L’idée qui se dégage de cette situation et qui me tient à cœur et qu’il est important d’asseoir non seulement la souveraineté européenne dans le numérique mais aussi de réussir à en tirer profit sur le plan économique.

D’autre part, ce transfert massif de valeur depuis l’Europe vers les Etats-Unis sous forme de données personnelles s’accompagne également d’une perte de contrôle sur les données des individus européens, ce qui pose de vraies questions en termes de respect de la vie privée, de la propriété intellectuelle, du secret industriel, des secrets de l’Etat etc.

L’indépendance technologique européenne est donc un sujet de souveraineté, d’économie, et de vie privée.

 

Selon vous, quelles seraient les pistes pour tirer notre épingle du jeu dans le système tel qu’il est aujourd’hui ?

Il existe plusieurs solutions. Nous pouvons citer dans un premier temps la revalorisation personnelle : les approches Web3 vont dans ce sens. On crée une donnée et on en reprend le contrôle. C’est une tactique intéressante mais décentralisée qui, je pense, n’est pas facile à mettre en œuvre. Je pense que la piste la plus intéressante pour nous serait de créer des GAFAM européens.  Comme je le disais avant, c’est crucial aussi bien sur le plan économique que celui de la vie privée. META a déjà annoncé que de grands volumes de données personnelles ont été perdues ou piratées. La façon dont est traitée la donnée pose des questions quant au respect des utilisateurs et de leur dignité : que deviennent nos photos de vacances avec nos enfants postées sur les réseaux si leur contrôle nous échappe totalement ?

 

Vous parlez beaucoup des États Unis, mais il y a aussi le modèle chinois avec la création de Tik Tok…

Oui, il est vrai que les chinois sont entrés dans la course, mais en termes de volume, cela reste très inférieur aux américains. J’explique dans le livre, qu’il existe 3 modèles : les USA avec une approche de type Far West, où les données circulent avec une législation peu regardante. La Chine avec le scénario Big Brother : les données personnelles circulent, mais le gouvernement contrôle et centralise tout. C’est le système de “crédit social”, qui promeut la mise en place de grandes bases de données personnelles contrôlées par l’état et qui, lorsqu’il sera déployé, permettra de décerner un “score” à chaque citoyen, avec une attribution de bonus ou malus selon son comportement. Un peu comme dans la série Black Mirror…Malgré cela, la Chine met en place des systèmes de protection de ses citoyens, par exemple vis-à-vis des algorithmes de recommandation utilisés par les entreprises privées ou concernant la gestion des données personnelles avec des lois type RGPD.

Le troisième modèle est celui du Régulateur, qui s’est développé en Europe. Le vieux continent prône la régulation, et je pense que c’est une posture intelligente. Nous n’avons pas su développer de géants du numérique, ce qui est problématique, mais nous gardons une influence sur le développement de ces technologies en échangeant un droit d’accès à notre marché contre des adaptations des produits. En cadrant les choses, on balise le terrain et, in fine, ce n’est pas un frein pour l’innovation, au contraire.

Point commun à ces trois approches, la nécessité de réglementer des plateformes dont on sait aujourd’hui qu’elles mettent en avant des produits qui génèrent de l’habitude, voire de l’addiction, qu’elles polarisent le débat, qu’elles influencent les comportements etc.

 

Est-que nous allons tester les limites de l’IA et parvenir à une utilisation plus régulée et plus saine ?

Je pense que c’est déjà en train de se mettre en place. L’Europe a su agir assez rapidement avec les règlements européens que sont le DSA et le DMA. Il y a aussi l’AI Act également initié en Europe, qui est en cours de discussion, et dont la commission européenne a amendé le texte. Elle a très bien saisi les enjeux concernant les droits d’auteur apparus avec les IA génératives : comment protéger la création et les données personnelles ? L’Europe exige une plus grande transparence sur l’utilisation de la donnée par les outils comme ChatGPT, afin de notamment rémunérer les données soumises aux droits d’auteur.

Je pense que la régulation ne va pas nuire au business. Au contraire, elle va soutenir l’innovation en cadrant les choses. ChatGPT n’est qu’un modèle statistique qui délivre le mot le plus probable étant donné les précédents. Il n’a pas de raisonnement. Les données délivrées ne sont pas vérifiées, et à date seul l’œil humain peut contrôler le contenu des résultats données par l’application. La réglementation de ces outils est donc nécessaire.

 

Est-ce que le livre tente de nous rassurer sur la relation entre l’humain face à l’IA, car nombreux sont ceux qui redoutent le jour où les machines vont finir par nous remplacer ?

Oui, c’est bien une des réponses que le livre souhaite apporter : j’ai lu un article qui dont le titre ironique dit que cela fait 100 ans que les robots auraient dû remplacer les humains ! C’est un sujet vieux comme le monde, et il n’y a aucun moment dans l’Histoire où les machines ont failli remplacer les humains. Par contre, les machines ont permis l’émergence des sociétés de loisirs, et globalement, les gens sont plus riches que dans le passé. L’automatisation dans l’industrie automobile a remplacé des emplois mais d‘autres sont nés en parallèle. Nous ne serons pas remplacés par ChatGPT. Mais on peut imaginer que les gens qui ne s’en servent pas seront remplacés par ceux qui s’appuient sur cette technologie. C’est un outil qui permet de développer son efficacité au travail. ChatGPT fait partie de nos vies, il ne va pas disparaître. Il faut donc l’intégrer sans le diaboliser. Par exemple, à l’école, les enseignants devraient tester les sujets sur ChatGPT avant de les livrer aux élèves. La plateforme peut aussi être utilisée comme un professeur individuel grâce auquel l’élève peut obtenir des explications sur des sujets qu’il n’aurait pas bien compris. Quant au fait que les élèves peuvent utiliser ChatGPT pour faire leurs devoirs, les professeurs pourront facilement détecter ceux qui n’ont fait que copier / coller la 1ère réponse renvoyée par l’outil. Et pour être sûr qu’ils ne l’utilisent pas, l’examen en présentiel reste très efficace.

C’est pourquoi je pense qu’il faut communiquer sur ChatGPT et bien expliquer à quoi il sert. ChatGPT peut aussi dégrossir un travail de rédaction grâce aux transcriptions automatiques par exemple. In fine, l’IA permet de gagner en temps et en efficacité.

 

Qu’avez-vous découvert en écrivant ce livre ? Quelle idée vous a surpris ?

Pendant que j’écrivais le livre, j’étudiais les cas d’usage de l’IA, et j’ai commencé à me dire : “je ne trouve aucun cas positif d’utilisation de l’IA”. Elle reste à ce jour marginale dans la santé ou l’éducation par exemple. En reconsidérant les choses, je me suis rappelé que l’IA était bien sûr présente partout, mais de manière presqu’invisible aujourd’hui : que ce soit au travers d’une recherche Google, une saisie vocale avec son téléphone, un itinéraire Google Maps ou la protection anti-fraude des applications bancaires, cette technologie est omniprésente.

Evidemment donc que l’IA fonctionne et est utile, mais celle dont on entend parler dans les médias grand public et majoritairement fantasmée par une grande partie de l’opinion. L’IA qui a permis la constitution des géants du numérique et qui représente la majorité de ce qu’on appelle l’IA en termes financiers est basée sur les moteurs de recommandation. La vraie réponse va bien au-delà de la vision fantasmée de l’IA et se focalise sur la réalité du marché, avec l’utilisation de nos données avec des enjeux économiques colossaux.

 

Propos recueillis par Richard Lecocq.

 

Retrouvez Gilles Moyse pour un débat-conférence le samedi 16 septembre à la Librairie Eyrolles (55 boulevard St Germain, 75005 Paris).

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