Le 24 juillet 2017, le gouverneur de l’Etat du Delaware a promulgué une loi visant à donner une valeur juridique à l’utilisation de la blockchain – et plus généralement des Distributed Ledger Technologies (DLT) – par une entreprise pour la tenue de ses registres, dont notamment le registre des actions (I). Pendant ce temps, suite à l’article 120 de la loi Sapin II du 9 décembre 2016 habilitant le gouvernement à intervenir par voie d’ordonnance dans ce domaine, la France réfléchit à une réforme du droit applicable aux titres financiers pour encadrer la représentation et la transmission des titres sur ces dispositifs d’enregistrement électronique partagé (cf. la consultation publique lancée par le Ministère de l’Economie). L’initiative du Delaware pourrait servir de source d’inspiration pour le législateur français (II).
I. Un cadre juridique favorable aux expérimentations des entreprises du Delaware
A travers cette législation, l’Etat américain, accueillant environ deux-tiers des entreprises du pays, entend tout d’abord attirer les entités désireuses d’innover en leur fournissant la garantie d’un cadre juridique avantageux pour leurs expérimentations.
Désormais, le paragraphe 224 du Titre 8 du Code du Delaware – modifié par la section 7 de la nouvelle loi – précise que tous les registres administrés par ou au nom de l’entreprise – dont le registre des actions, les livres de compte, le registre des procès-verbaux – peuvent être tenus sur « un ou plusieurs réseaux ou bases de données électroniques (dont un ou plusieurs réseaux ou bases de données électroniques distribués) ». La référence à ces technologies distribuées est donc explicite.
Le nouveau paragraphe poursuit en listant les différentes fonctions de tels registres :
i) Etablir la liste des actionnaires.
ii) Enregistrer les informations relatives aux actions et aux droits de vote.
iii) Enregistrer les transferts de titres.
Enfin, l’article conclut en affirmant que ces registres tenus sur un DLT ont valeur probante et sont recevables pour tout autre objet, au même titre que les registres papiers.
Autrement dit, l’assimilation aux registres classiques est intégrale.
Pour comprendre les enjeux de la possibilité offerte aux entreprises de gérer leurs titres à travers ces technologies, on peut brièvement passer en revue les différents avantages promis par les DLT.
Les avantages offerts par un enregistrement des registres sur la blockchain
Cette législation répond d’abord à une demande des entreprises puisque l’utilisation d’un DLT pour la gestion des titres peut leur offrir des avantages en termes de coût et de célérité. En effet, à travers ce système, chaque actionnaire peut interagir directement avec l’autre, permettant alors d’économiser les coûts des transactions liés aux intermédiaires traditionnels ainsi que de réduire les délais d’exécution. La blockchain propose également une gestion plus transparente et la possibilité d’automatiser certains processus comme la répartition des dividendes. Il faut tout de même rester vigilant aux problématiques liées à la protection des données personnelles ainsi qu’à la confidentialité.
La France semble également consciente de ces enjeux, notamment face au constat de l’émergence des Fintechs, et a débuté son chantier législatif avec le décret du 28 octobre 2016 sur les minibons et la loi Sapin II précitée.
II. Une potentielle source d’inspiration pour le législateur français
L’état du droit en France
L’article L228-1 du Code de commerce, relatif aux valeurs mobilières émises par les sociétés par actions, dispose en son 5ème alinéa que « ces valeurs mobilières, quelle que soit leur forme, doivent être inscrites en compte au nom de leur propriétaire (…) ».
De manière plus générale, l’inscription et la transmission des titres financiers sont respectivement encadrées par les articles L211-3 et L211-15 du Code monétaire et financier. Selon ces dispositions, les titres « sont inscrits dans un compte-titres » et « se transmettent par virement de compte à compte ». Plus précisément, « le transfert de propriété de titres financiers résulte de l’inscription de ces titres au compte-titres de l’acquéreur » (L211-17 du Code monétaire et financier).
En résumé, l’élément central du cadre juridique des titres financiers repose sur la notion de compte-titres. S’il n’y a pas de définition concrète au sein du Code monétaire et financier, il semble difficile de considérer un système utilisant la blockchain comme un compte-titres sans une modification préalable de la législation.
Les perspectives
Les points 3.2 et 3.3 du document de la consultation publique sur le projet de réforme relatif à la blockchain lancée par la Direction Générale du Trésor – et terminée le 19 mai – concernent respectivement la « Représentation des titres financiers au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé » et la « Transmission des titres au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé ». A chaque fois, trois suggestions sont faites quant aux fonctions qui pourraient être dévolues au DLT, allant de la place la plus faible accordée à cette technologie au rôle le plus important :
- Technologie alternative à la tenue des compte-titres / technologie alternative de transmission des titres : Dans ces deux hypothèses, la blockchain n’est qu’un substitut opérationnel mais la réalisation juridique de l’opération dépend des inscriptions dans le compte-titres.
- Preuve de la propriété / preuve de la transmission des titres : Ici, le DLT a un rôle probatoire mais l’opération juridique reste classique.
- Représentation juridique des titres / transmission des titres : Dans cette troisième catégorie d’hypothèses, la valeur juridique provient directement du processus sur le DLT, soit parce que ce dernier est considéré comme un compte-titres, soit parce que loi a créé un régime spécial à cet effet.
On peut analyser la situation en faisant un parallèle avec la législation du Delaware. Dans l’Etat américain, le choix du législateur se rapproche de la 3ème propositionpuisque la blockchain est un moyen au même titre que le papier pour stocker le registre et acter la représentation juridique ou la transmission des titres. Pour arriver à cela, aucun régime juridique spécial n’a été créé, la loi vient simplement ajouter cette technologie dans la liste des supports et affirmer sa recevabilité. La France pourrait alors, dans le même esprit, et comme suggéré dans le document de la consultation ou encore par différents acteurs qui y ont répondu, ajouter une disposition prévoyant expressément que le DLT est considérée comme un compte-titres lorsqu’il est utilisé dans ce cadre. Ainsi, les inscriptions et transmissions de titres à travers ce nouveau registre décentralisé auraient pleine valeur juridique.
Conclusion
Le développement de la blockchain et son impact grandissant sur le secteur financier révèlent toute l’importance de ce sujet et la nécessité d’une clarification du cadre juridique qui l’entoure. Les avancées législatives du Delaware doivent ainsi être saluées et peuvent inspirer les gouvernements des pays qui ont pour vocation de devenir des lieux d’accueil privilégiés pour les entreprises innovantes. Par ailleurs, cette modification du Code du Delaware est d’autant plus intéressante que le 25 juillet 2017, la « Securities and Exchange Commission » (SEC) a publié son rapport concluant que les Tokens, ou encore « Initial Coin Offerings » (ICO) pouvaient dans certains cas représenter des titres financiers ou une offre publique de ceux-ci.