Rapport de la SEC : l’émission de Tokens peut être soumise à la règlementation financière par @ThibVerbiest et Frédéric Bellanca / DS Avocats



 

Le 25 juillet 2017, la « Securities and Exchange Commission » (SEC) a publié un rapport concluant que les tokens mis en vente sur l’organisation décentralisée « The DAO », reposant sur la technologie blockchain, tombaient bien sous le coup de la loi fédérale américaine relative aux titres financiers. Cette décision, certes attendue, risque d’avoir des conséquences importantes et mérite d’être analysée avant d’en tirer des conclusions hâtives. Mais tout d’abord quelques éléments de définition. 

Blockchain, The DAO, Tokens, ICO… ? 
Une blockchain est un registre virtuel permettant de stocker et d’échanger de l’information de manière décentralisée, sécurisée et transparente. 
Les « organisations autonomes distribuées » (DAO en anglais) sont des plateformes basées sur des programmes informatiques (les smart contracts) établissant les règles de gouvernance d’une communauté.  
The DAO est une de ces organisations fonctionnant sur la blockchain Ethereum. C’est une sorte de fonds d’investissement décentralisé dont la fonction est d’évaluer des projets qui lui sont soumis ; décider collectivement avec les détenteurs de jetons de la DAO de financer ou non ces projets ; distribuer les risques et récompenses qui y sont relatifs.
Les tokens sont des actifs numériques qui peuvent avoir différentes fonctionnalités (représenter un actif réel, donner droit à un dividende, prouver une possession, représenter un statut…).  
Les Initial Coin Offerings (ICO) ou « Token Sales » sont un moyen de financement par la mise en vente de tokens. 
L’investigation de l’autorité américaine porte donc exclusivement sur les Tokens qui ont été émis sur la plateforme The DAO (« DAO Tokens »). Son impact peut aller toutefois bien au-delà. 
Certains tokens représentent des titres financiers…
Au cours de son analyse, la SEC se base sur la définition du terme « security » (titres) donnée par le Securities Act de 1933 en sa section 2 (a) et le Securities Exchange Act de 1934, section 3 (a) (10), pour en déduire que sa caractérisation implique la présence d’un contrat d’investissement (« investment contract »). Ce contrat consiste en « l’investissement d’une somme d’argent dans une initiative commune avec l’attente raisonnable d’un profit dérivant des efforts entrepreneurial ou managérial d’autrui ».  
L’autorité américaine rappelle ensuite la jurisprudence de la Cour suprême affirmant que pour la caractérisation d’un titre financier, seul le fond de l’élément examiné importe, et non la forme (« Form should be disregarded for substance » – Tcherepnin v. Knight 1967).  
Les trois conditions cumulatives révélant l’existence du contrat d’investissement sont successivement analysées 

  • L’investissement d’argent… 

Il est d’abord rappelé que cet apport ne prend pas nécessairement la forme de « cash ». 
En l’espèce, les investisseurs de la plateforme The DAO utilisait des éthers (ETH), une crypto-monnaie, ce qui suffit à remplir cette première condition. 

  • (…) avec l’attente raisonnable d’un profit…  

En achetant les DAO Tokens avec les éthers, les investisseurs avaient bien l’espoir d’un profit en retour. En effet, les fondateurs de The DAO décrivaient cette dernière comme une organisation à but lucratif dont l’objectif était de financer des projets en échange d’un retour sur investissement. Les projets étant analysés et sélectionnés au préalable, « un investisseur raisonnable aurait été motivée, au moins en partie, par la perspective de profits » engendrés par l’apport financier. 

  • (…) dérivant des efforts de gestion d’autrui

Ici, la SEC résonne en deux temps. 
Elle montre d’une part que les rôles de Slock.it (société qui a mis en place The DAO), ses cofondateurs, ainsi que les « Curators » de la plateforme – experts sélectionnant au préalable les projets avant de les soumettre aux investisseurs –, étaient essentiels à la réussite de l’entreprise. Pour cela, le rapport relève les moyens de communication de ces acteurs avec la création d’un site, la mise en place d’un forum de discussion, ainsi que l’expertise apportée. 
D’autre part, l’autorité souligne que même si les titulaires de DAO Tokens bénéficiaient de droits de vote, ces derniers étaient limités. En effet, ces investisseurs restaient dépendants des efforts des acteurs précités et ne pouvaient parvenir à avoir une influence substantielle ou un réel contrôle sur l’organisation. Deux points sont évoqués pour démontrer cela. D’un côté, les acheteurs de Tokens n’avaient qu’une possibilité de voter sur les propositions présélectionnés par les Curators et aucun mécanisme n’avait été mis en place pour leur offrir une information suffisante. Ensuite, la pseudonymisation et la dispersion des participants rendaient difficile la possibilité de se réunir et d’exercer un véritable contrôle.  
Résultat, les trois conditions étant réunies, ces DAO Tokens correspondaient bien à des titres financiers et les opérations entraient dans le champ d’application de la régulationfinancière dont l’organe principal est la SEC. 
Quid des autres tokens ? 
Par rapport aux ICOs de manière générale, l’autorité américaine se contente de dire que leur qualification d’offre ou de vente de titres dépend des « faits et des circonstances, dont la réalité économique de la transaction » et ni la forme de celui qui émet l’offre, ni la monnaie utilisée, ni la technologie de distribution n’entrent en considération. Elle n’apporte donc en réalité pas grand-chose de nouveau, si ce n’est la méthode d’analyse.  
Ce choix est cependant compréhensible puisque les tokens font l’objet d’usages extrêmement variés et il est ainsi impossible de les réunir sous un unique régime juridique. Les futurs organisateurs d’ICO devront donc être vigilants et effectuer un examen préalable de leur cas pour en définir le cadre juridique. 
Alors que l’Autorité monétaire de Singapour a également clarifié sa position – similaire à celle de la SEC – sur le sujet par un communiqué du 1er août 2017, la question se pose concernant le statut des ICOs en France. 
Qu’en est-il en France ? 
L’article 411-1 du Code monétaire et financier décrit l’offre de titres au publiccomme « une communication adressée sous quelque forme et par quelque moyen que ce soit à des personnes et présentant une information suffisante sur les conditions de l’offre et sur les titres à offrir, de manière à mettre un investisseur en mesure de décider d’acheter ou de souscrire ces titres financiers ; » (ou « un placement de titres financiers par des intermédiaires financiers »).
La mise en place d’une ICO se fait la plupart du temps en 3 étapes. Lors des deux premières étapes, pré-annonce et offre, les organisateurs publient un « executive summary » synthétisant l’objectif poursuivi puis un « white paper » qui détaille les modalités d’acquisition des tokens, les droits qu’ils confèrent et la durée de l’ICO. Il s’agit donc bien d’une « communication » adressée à des personnes et on peut considérer qu’elle présente une « information suffisante sur les conditions de l’offre » pour que l’investisseur se décide. Toute la question est donc de savoir si on peut qualifier un token de titre financier.    
En France, la notion de titres financiers ne fait pas l’objet d’une définition générale par la loi, ce qui rend difficile son extension à de nouveaux instruments. L’Article L211-1 II) du Code monétaire et financier donne simplement une liste, en disposant que « Les titres financiers sont : 
1.    Les titres de capital émis par les sociétés par actions ; 
2.    Les titres de créance ; 
3.    Les parts ou actions d’organismes de placement collectif. » 
Pour être assimilé à un titre financier, un token doit donc correspondre à une de ces trois catégories. On peut déjà écarter la troisième puisqu’elle concerne des acteurs spécifiques que sont les OPC, non concerné a priori par les ICOs. 
Plus intéressante, la première catégorie concerne les sociétés par actions, or ces dernières peuvent parfois être à l’origine d’ICOs. Par exemple, la start-up française Beyond the Void qui a levé près de 300 000$ de novembre à décembre 2016, est une société par actions simplifiées. De même pour la start-up iEx.ec qui a levé 12 millions de dollars. L’article L212-2 A du même code indique que ces titres de capital« comprennent les actions et les autres titres donnant ou pouvant donner accès au capital ou aux droits de vote. ». Sont visés ici les actions, les actions de préférence ainsi que les valeurs mobilières complexes. 
Concernant la deuxième catégorie plus large de titres financiers, l’article L213-0-1 du code monétaire et financier dispose que « les titres de créance représentent chacun un droit de créance sur la personne morale ou le fonds commun de titrisation qui les émet ». Cela comprend ainsi les obligations, les titres de créances négociables et les titres participatifs. 
Pour le moment, les tokens ne semblent totalement correspondre à aucune de ces deux catégories : l’absence de définition générale et la tendance du législateur de procéder par énumération semblent empêcher le choix d’une solution semblable à celle de l’autorité américaine. Néanmoins, les autorités françaises disposent peut-être d’une autre solution pour soumettre ces levées de fonds à la régulation. 
La catégorie fourre-tout des biens divers
L’article L550-1 du Code monétaire et financier définit la notion d’ « intermédiaire en bien divers » comme : 
– « Toute personne qui, directement ou indirectement, par voie de communication à caractère promotionnel ou de démarchage, propose à titre habituel à un ou plusieurs clients ou clients potentiels de souscrire des rentes viagères ou d’acquérir des droits sur des biens mobiliers ou immobiliers lorsque les acquéreurs n’en assurent pas eux-mêmes la gestion ou lorsque le contrat leur offre une faculté de reprise ou d’échange et la revalorisation du capital investi ; » ainsi que toute personne qui recueille des fonds à cette fin ou qui est chargée de leur gestion
– « Toute personne qui propose à un ou plusieurs clients ou clients potentiels d’acquérir des droits sur un ou plusieurs biens en mettant en avant la possibilité d’un rendement financier direct ou indirect ou ayant un effet économique similaire ». 
Cette deuxième catégorie illustre de manière assez claire le large champ couvert par cette disposition. Si la notion de « bien divers » a été instituée en référence aux ventes de biens particuliers tels que le vin ou les diamants, aucune définition précise ni énumération ne sont données par la loi. Il s’agit simplement de tout bien mis en avant pour sa possibilité d’engendre un profit pour son acquéreur. 
Pour le moment, ni le législateur, ni l’AMF n’ont donné leur position sur le sujet, probablement en raison de l’absence jusque-là d’ICO organisée en France. Néanmoins, il va bien falloir clarifier le cadre juridique de ce phénomène grandissant et assurer la sécurité des potentielles initiatives dans le domaine, surtout que plusieurs Etats commencent à faire entendre leurs voix…